Fratelli Tutti est la dernière encyclique du Pape François, publiée en octobre dernier, en pleine crise sanitaire, en prolongement de Laudato Si, entre la déclaration sur la fraternité signée avec le grand Imam sunnite Ahmad Al-Tayeb à Abou-Dhabi et la visite du pape à l’ayatollah Al-Sistani à Nadjaf il y a deux semaines.
C’est la troisième lettre du Pape à l’Église universelle dont le titre, selon la tradition, reprend les deux premiers mots du document, deux mots empruntés à St François d’Assise qui s’adressait ainsi à ses frères et sœurs pour leur proposer un autre mode de vie au goût de l’évangile.
Si Laudato Si visait à une prise de conscience écologique, Fratelli Tutti veut réveiller une conscience fraternelle pour affronter les défis du 21ème siècle. Tout comme un air pur et assaini est nécessaire à notre respiration, la fraternité pour le pape est aussi indispensable et vitale à la respiration du corps social.
Le pape nous dit que les notions de fraternité et d’amitié sociale ont toujours figuré parmi ses préoccupations. Mais au-delà des thèmes familiers du pape comme les « derniers » (plutôt que des pauvres), les migrants, le numérique, l’individualisme, trois caractéristiques doivent être notées pour aborder le texte.
Premièrement, dans Fratelli Tutti, le mot important est « tutti » car c’est d’une fraternité universelle qu’il parle, de celle qui dépasse les frontières, celles de nos nations, celles de nos petits groupes affinitaires, celles de nos habitudes et de notre confort.
Deuxièmement, le chemin de fraternité dont il parle concerne chacun et donc aussi chaque personne en responsabilité : le texte fait l’aller-retour entre le commun des mortels et les instances politiques, toujours tenues par des personnes dont il reconnaît le rôle important sans les exonérer du même devoir de fraternité.
Enfin, ce texte, destiné à tous, est écrit à partir de ses convictions de chrétien, nourri de l’Ecriture, en particulier de la parabole du Bon Samaritain dont il fait une lecture contemplative, engageant le lecteur à faire lui-même une lecture spirituelle d’un monde en crise qu’il s’agit de faire vivre.
Fratelli Tutti est apparemment facile à lire. Il n’emprunte pas un vocabulaire théologique compliqué, il reprend beaucoup de discours et de catéchèses du Saint-Père. Le vocabulaire est simple, les exemples concrets nombreux. Ses constats nous sont familiers, ses positions nous interrogent, sollicitent nos réactions, peuvent heurter nos opinions. Ce texte est une invitation à réfléchir spirituellement sur notre vie en société, en peuple, puisque le pape tient à cette notion importante du concile. Il nous remue, si je puis dire, car l’unité du peuple exige la rencontre, l’ouverture, l’amitié sociale que les lois, les programmes politiques et les règles administratives seront toujours insuffisants à maintenir.
Apparemment facile à lire le texte a besoin d’être relu, pour ne pas en rester au plaisir de voir ses convictions confortées, à l’agacement de voir sa vision du monde bousculée. En effet, ce n’est ni à un cours de géopolitique, ni à une leçon idéologique, ni à un catalogue édifiant de pratiques pieuses que le pape nous invite. Non, l’encyclique est plus exigeante, elle nous demande de faire un cheminement spirituel.
Voici quelques clés de lecture pour cheminer avec le pape dans les huit chapitres de son encyclique.
Le pape commence par un constat des ombres de ce monde : un monde fermé, une mondialisation qui ne nous rend pas frères, où les intérêts individuels priment sur le bien commun, où le principe de la dignité inaliénable de chaque personne est souvent bafoué. Ce monde ne relève pas le défi d’une commune appartenance de tous à la même humanité et la coupure s’installe entre l’individu et la communauté humaine. Les constats très concrets du pape (les migrations, le numérique, l’individualisme) lui permettent de pointer, aujourd’hui, les nombreux rêves brisés d’unité et d’intégration dans des relations internationales de plus en plus tendues ; il déplore la perte de racines, le mépris parfois d’une connaissance de l’histoire qui nous a pourtant appris que l’on ne se sauve pas tout seuls, comme si le monde actuel naviguait sans cap alors que nous sommes tous dans le même bateau. Et pourtant, Dieu continue de semer, nous l’observons chez tous ceux qui ont bien compris que l’on ne se sauverait pas tout seul.
Mais un constat ne suffit pas, le pape nous invite alors à revenir à l’Ecriture, à la parabole du Bon Samaritain. Il nous invite à une contemplation de la scène dans son contexte, avec tous ses personnages. Il nous provoque en nous demandant à quel personnage nous nous identifions : aux brigands qui ont détroussé le pauvre juif ? Aux gens à statut, très occupés, qui ne regardent pas l’homme blessé ? A l’étranger méprisé, le samaritain ? Dans cette parabole, ce ne sont pas les fonctions des uns ou des autres qui importent, c’est l’attention à la douleur de l’homme blessé. Ainsi, dit François, le problème n’est pas tant d’attendre ou de mépriser des gouvernants (ces autorités qui passaient sans s’arrêter), mais d’être attentif au frère blessé. La question n’est donc pas tant de savoir qui est le prochain, c’est plutôt de vouloir se faire proche.
Après la contemplation, il s’agit de réfléchir à ce que serait un monde ouvert. L’être humain ne peut vivre que dans et avec la relation à l’autre. Mais l’autre est au-delà de nos petits cercles affinitaires car ces amitiés proches peuvent être une forme d’égoïsme. Aller aux périphéries, pour le pape, ce n’est pas une question d’espace, c’est élargir son cercle, rejoindre aussi tous les exilés de nos sociétés, les malades, les personnes âgées. Aller au-delà de ses petits cercles, c’est ce que le pape appelle l’amitié sociale, celle du samaritain qui s’ouvre à l’homme blessé plutôt que d’aller retrouver ses connaissances, ses partenaires. Est-ce un clin d’œil aux Français, le pape précise qu’il ne peut y avoir de liberté et d’égalité sans fraternité. La fraternité ne découle pas par magie de la liberté et de l’égalité, elle a quelque chose à apporter aux deux.
Imaginer un monde ouvert c’est aussi une disposition du cœur. Le pape revient sur la question des migrants mais il s’interroge sur les conditions de la rencontre. Une rencontre n’est possible que dans la gratuité, dans l’échange de dons, de part et d’autre ; il ne peut y avoir d’ouverture si l’un doit renoncer à son trésor propre, pas de dialogue sans une identité personnelle, pas de vraie ouverture si elle n’est pas enracinée dans l’histoire et la culture de chacun. Et il n’est pas possible d’être de quelque part, sans ouverture à l’universel, sans se laisser enrichir par l’extérieur. Comment se comprendre sans se confronter à ce qui est différent ?
Le pape aborde alors la question de la vie politique, un lieu où la fraternité doit aussi se vivre. Il souligne combien les populismes et les libéralismes ont du mal à penser un monde ouvert dans lequel il y ait de la place pour tout le monde. Il leur oppose la notion de peuple qui témoigne de l’appartenance à une identité commune. Pour lui, la charité sociale et politique est possible si règne l’idée que l’autre est un frère ; l’amour s’exprime aussi dans les rapports sociaux, quand on s’intéresse aux derniers par exemple. Et toute personne engagée dans la vie politique peut aussi aimer avec tendresse, c’est-à-dire en se faisant proche.
L’amitié sociale peut se mettre en pratique dans le dialogue quand il s’agit de construire en commun en acceptant le point de vue de l’autre. Les consensus peuvent se trouver, mais dans une quête de la vérité, en ne cédant pas au relativisme. Et le pape de demander si l’individualisme n’est pas aussi le résultat de notre paresse à rechercher les valeurs qui sont au-dessus de nos besoins de circonstance. Si le bien et le mal n’existent plus, il n’y a plus que des calculs d’avantages et de désavantages. En revanche, le dialogue rend possible une culture de la rencontre, du bonheur de reconnaître l’autre et d’accepter de perdre quelque chose pour le bien commun.
La rencontre, reconnaît le pape, ne peut oublier les ressentiments et les situations douloureuses dont nous avons hérité. Il insiste sur le pardon, sur le temps du pardon qui exige une confrontation à la vérité. Certes, les conflits sont inévitables, il ne s’agit pas d’oublier : ceux qui pardonnent n’oublient pas mais ils renoncent à être possédés par cette même force destructrice dont ils ont été victimes.
Et les religions dans tout cela ? Elles peuvent contribuer à la fraternité. Sans une ouverture au père de tous, il n’y a pas de raison solide à l’appel à la fraternité. Il est donc important de redonner place aux religieux dans le débat public qui ne doit pas être réservé aux puissants ou aux hommes de science. L’Eglise ne se réduit pas au domaine du privé même si elle reconnait l’autonomie du politique et il n’est pas possible de renoncer à la dimension politique de l’existence. Pour nous chrétiens, cette source de dignité et de fraternité se trouve dans l’évangile de Jésus-Christ qui accorde un primat à la relation, à la rencontre avec le mystère sacré de l’autre.
Pardonnez ce résumé qui gomme de très nombreux thèmes de cette riche encyclique. Mais que ce soit aussi une incitation. A lire et relire ce texte dont le langage est simple mais grande la force d’inspiration. A continuer d’échanger sur ce texte dans les groupes de Carême. A dépasser l’actualité de certains thèmes pour revenir sans cesse au devoir d’unité, de fraternité d’une vie chrétienne forcément ouverte sur le monde comme nous y invite le Christ. A entamer un cheminement spirituel pour regarder le monde à la lumière de l’Ecriture, faire des choix de vie qui nous engagent personnellement sans tout déléguer à d’autres. A vivre pleinement dans ce monde, dans une culture de la rencontre de celui dont nous nous faisons proches